Je me sens étrange. Ce que je ressens m'est
Je me sens étrange. Ce que je ressens m'est incompréhensible. Je me baisse vers une table que je dois nettoyer. Mon cerveau est vide, rien ne me ronge, rien ne me passionne ; si ce n'est ce sentiment qui m'effraie.
“Qu'est-ce qu'y a, Kate ?” “Je suis toute barbouillée, ma salive n'est pas bonne.” “Tiens prends un coup, puella.” “J'ai pas l'âge, Francis.” “Quel âge ?” Je ne réponds pas, j'avala une petite gorgée du liquide ambré. Je m'assois même sur la chaise en face de Francis. “Qu'est-ce qu' tu fais ?” “Je me repose. T'es pas le boss, Francis, j'ai pas de comptes à te rendre.” “T'affole pas, puella.” “Et puis cesse de m'appeler comme ça, c'est agaçant, ton langage de paysan et ton mot latin, c'est vraiment chiant.” “Tt tt, tu devrais pas dire de gros mots.” “T'es pas le boss, Francis. T'es pas mon père non plus.”
Je me relève et je soupire. Je frotte un peu ma jupe en jean. Ici, c'est le désert. Un bar de rien du tout, dans un village qui est officiellement une ville de rien du tout. Je suis une rien du tout, Francis est un rien du tout. Ceux qui sont coincés ici sont des rien du tout. J'en ai marre.
“Ma soeur était à l'hôpital et elle est rentrée ce midi. Ma mère la veillait, là-bas. C'était tranquille à la maison, mon père, Marion et moi, ça marchait bien, c'était huilé, comme tu dis...” “Continue, puella, t'arrête pas.” “Depuis un moment, ma relation avec maman s'est déglinguée, je t'ai raconté. Elle devient folle, ou c'est la crise de la quarantaine, il ne faut pas qu'une mère ait un môme adolescente alors qu'elle a quarante ans, ça fait mal. Depuis qu'elles sont rentrées, on dirait que c'est elles et moi. Il n'y a pas de nous, pas de mots, pas de phrases. Je m'ennuie ici, mais maman ne fait rien. Aurélie est tarée, maman croit que c'est une vraie maladie qu'elle a, mais je le sais pourquoi une psy est venue dans sa chambre, moi. C'est pas parce qu'elle s'habille comme un garçon, c'est parce que sa maladie elle l'a inventé, tellement bien qu'elle est devenue réelle. Elle voulait vraiment vomir, avoir de la fièvre, ce qui permet de rester au lit, de ne pas aller à l'école sans appeler le médecin. Finalement, elle est arrivée à l'hôpital.” “Tu es... jalouse ? Ça ne te ressemble pas.” “Avec les garçons, je ne suis pas jalouse.”
Je tire mon téléphone portable, ce maudit objet, de ma poche. Il est dix-huit heures, je rentre chez moi. Je rentre chez elles.